La scarification (partie 2 sur 3)

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Après la première partie sur la découverte de cette pratique et de ses origines, nous allons spécifiquement aborder la question : pourquoi la scarification touche principalement les adolescents ?

La scarification, partie 2

Tout d’abord, vous le savez, l’adolescence est une période transitoire : on n’est plus un enfant, mais on n’est pas encore un adulte. Face aux changements corporels (pilosité, seins qui poussent, règles, sexualité naissante), un ado (et j’inclus le pré-ado) est perdu ; il est en « devenir », et tout passage est douloureux.

Notre culture, je le pense fortement, est d’une grande cruauté dans la manière dont elle traite ce passage.

Pour comparer, je vais vous parler d’un film de John BOORMAN, de 1985 : « LA FORÊT D’ÉMERAUDE ».

Le film raconte l’histoire d’un jeune occidental enlevé à ses parents par une tribu d’Amazonie, « Les Invisibles ».

L’enfant est élevé par le chef de la tribu et son épouse. Au début du film, nous voyons l’enfant devenu adolescent jouer dans l’eau avec d’autres petits indiens. Son père s’approche de la berge, accompagné de sa femme. Il tend un doigt vers son fils adoptif, le petit blanc, et dit cérémonieusement :

« Cet enfant doit mourir ».

Sa femme, la mère adoptive donc, s’écrie, éplorée :

« Oh, non ! laisse-le moi encore un peu ! ».

Belle scène dramatique, et jolie entourloupe de BOORMAN.

En fait, il s’agit là du début de l’initiation de l’adolescent. Oui, l’enfant doit mourir, mais pour laisser la place à l’homme ; la tribu a besoin de lui, a besoin de l’homme. La tribu ne laisse pas l’adolescence s’éterniser. Le passage de l’enfance à l’état adulte est bref, concentré, réduit au rite de l’initiation.

Nous retrouvons cette manière de traiter ce passage de l’état d’enfant à celui d’adulte dans pratiquement toutes les cultures traditionnelles, qu’elles soient amérindiennes, australiennes, océaniennes ou africaines. Dans toutes ces cultures, comme dans « La Forêt d’Emeraude », la période de l’adolescence n’existe pratiquement pas, le passage est court, se limite presque à l’initiation.

Chez nous, ça traîne, donc ça souffre pendant des années. Et les repères, les modèles d’identification que nous offrons – à ceux qui sont proches de leur entrée dans l’âge adulte – sont flous, voire contradictoires. Leur offrons-nous d’être autre chose que des consommateurs, des êtres pragmatiques, rationnels ?

C’est un point de vue, mais il me semble qu’il n’est pas facile d’être ado à notre époque. Oui, peut-être… mais pourquoi s’entailler les bras ? Pourquoi se couper la peau ? Et bien… parce que c’est la peau justement, c’est-à-dire ce qui établit la frontière entre le dedans et le dehors ; la peau protège notre être, notre intérieur, mais elle est aussi la partie de nous qui est en contact avec l’extérieur ; la peau, c’est ce que nous montrons aux autres de nous ; la peau est une enveloppe, et incarne la personne en la distinguant des autres… Ecorchés, nous nous ressemblons tous, non ? La peau peut être comparée à un écran sur lequel nous projetons notre identité en la perçant avec des anneaux, en la tatouant aussi, en la bronzant (ou pas), en la rasant (ou pas).

Oui, mais à l’inverse, la peau peut enfermer une identité insupportable. Elle peut contenir un mal de vivre dont on voudrait se débarrasser.

La langue porte l’importance de la peau. Ne dit-on pas « être mal dans sa peau » ? Ne dit-on pas des personnes très sensibles qu’elles sont des « écorchées vives » ? Elles n’ont plus de peau pour les protéger des agressions extérieures. Nous parlons aussi de « faire peau neuve » ou d’avoir « les nerfs à fleur de peau ».

Revenons à l’adolescence… Dans cette période de passage, comme dans toute période de passage, l’ado est encore lui-même, mais plus tout à fait lui-même, et pas encore un autre. Et ce qu’il sera, il ne le sait pas. Il ne peut pas le savoir. Comment le saurait-il ? Et quelle cruauté de demander à un jeune de 14 ans quel métier il voudra exercer à l’avenir ! Quelle filière il lui veut suivre ! l’adolescence précipite dans l’inconnu. Pourtant nous demandons à l’adolescent et l’adolescente de le définir ! Mais l’inconnu, c’est la peur, l’angoisse, la détresse, voire le chaos. Sauf s’il y a suffisamment de repères, de modèles qui portent le rassurant, le structurant… Et encore…

Alors, s’il y a chaos intérieur, que reste-t-il à l’adolescent ou l’adolescente ? Et bien, son corps. Que voit-il de son corps ? Sa peau ! C’est celle-ci qui va leur servir de refuge pour s’agripper au réel et ne pas sombrer.

Le recours au corps en situation de souffrance s’impose… pour ne pas mourir. L’ado en souffrance s’écorche vif… pour reprendre le contrôle. En fait, il cherche à se faire mal pour avoir moins mal. Mais verser le sang est un interdit. Se faire mal est défendu aussi. Une personne qui se scarifie a peur de se voir traitée de masochiste, de fou même. C’est pour cette raison que l’ado qui se scarifie cache ses plaies et ses cicatrices.

Il ne faut pas s’y tromper : un ado qui se scarifie ne fait pas n’importe quoi, il ne se coupe pas n’importe où, et n’importe comment. Il recherche l’apaisement et non pas la destruction, tout comme celui qui se donne la mort ne veut pas mourir, mais cesser de souffrir.

La coupure est donc un remède pour ne pas mourir, ne pas disparaître dans le chaos intérieur ; la scarification est une sauvegarde. La douleur acceptée, recherchée, mais aussi le sang qui coule sont des signes de vie, non pas de mort.

Un psy rapporte dans un livre le témoignage d’une adolescente :

« J’étais seule. J’ai utilisé une lame de rasoir et, naturellement, je n’étais pas en train de me tuer. J’essayais de sentir que j’étais vivante ».

Un moment, elle ne sera plus victime de son chaos intérieur, elle sera redevenue actrice de sa propre vie.

Les psychologues et autres psychanalystes vont parler d’une restauration provisoire de l’enveloppe narcissique.

Bien évidemment, c’est paradoxal de se faire mal pour avoir moins mal, espérer ne plus avoir mal, mais c’est pourtant, la réalité de la scarification.

Voyons donc dans celle-ci comme une saignée qui débarrasse du « mauvais sang ». (Ne dit-on pas d’ailleurs qu’on se fait du « mauvais sang » ?) Un ado en souffrance qui se coupe, se fait saigner veut se débarrasser du « pus », de « l’énergie noire », de la « merde », de la « pourriture », de la « saleté » qu’il a en lui.

« Je veux évacuer quelque chose de mauvais, ce qui me ronge et me détruit. Je veux l’expulser, que ça s’arrête » déclare, crie une étudiante de 19 ans.

Il ne s’agit donc pas de masochisme, de la recherche de souffrance. Il s’agit plutôt de se faire une enveloppe de douleur. Quand un individu n’a pas eu son compte d’affection pendant son enfance, ou quand il a été violé, battu, humilié, il reste en manque. Son corps ne connaît pas, ou pas assez, le plaisir. Il ne connaît que la douleur. Seule la douleur lui donne l’impression d’exister.

Majoritairement, remarque-t-on, la scarification concerne surtout les filles ; les garçons se scarifient moins, beaucoup moins. C’est que les filles intériorisent plus que les garçons ; la femme – culturellement parlant – prend sur elle sa détresse, là où l’homme – culturellement aussi – va chercher à agir sur le monde. Avec force. Il va reproduire les schémas éducatifs de sa culture qui imposent, souvent, de montrer, quand on est un homme, sa force et sa virilité. L’adolescent va donc manifester son mal de vivre par l’agressivité, voire la violence, mais aussi par des conduites à risque : l’alcoolisme, la vitesse sur la route, les sports extrêmes, etc… Il est dans la rébellion. Moins la fille. Ça intériorise, chez la femme.

Aussi, et j’aime bien cette idée, la fille en se scarifiant, donc en modifiant son corps, en quelque sorte, par des cicatrices, défie le modèle de rapport homme-femme traditionnel. En s’abîmant la peau, elle se refuse à être un objet de désir conventionnel. Elle refuse l’identité féminine qu’on lui impose.

Mais pourquoi, ces dernières années, les ados ont-ils recours à la scarification ?

Pourquoi ce nouveau symptôme du mal-être ?

Ces questions seront abordées dans la troisième et dernière partie la semaine prochaine.

Philippe ALBERT, Psychologue, Président de SOS SUICIDE PHÉNIX NICE

©Photo : Naomi August.